L’Attribution du Prix Nobel à Le Clézio en 2008 a relancé les traductions de ses livres en Norvège . Lors de la publication de Diego et Frida en norvégien, la maison d’édition Cappelen Damm a invité Le Clézio à une rencontre dans ses locaux et m’a contactée pour réaliser l’entretien. Ce fut avec une grande joie que j’ai accepté l’immense honneur de préparer un entretien avec l’écrivain sur lequel je travaille depuis 1992.
La veille de l’entretien, j’ai eu le grand plaisir de rencontrer Le Clézio pour un repas avec les représentants de la maison d’édition ainsi que le traducteur de Diego et Frida. Le restaurant se trouvait au sommet de la colline au-dessus d’Oslo et offrait une vue panoramique sur le fjord. Le Clézio s’est assis à notre table, il a commenté la beauté paisible du fjord, où le ciel bleu se reflétait et les voiliers se distinguaient comme des multiples points blancs mouvant paisiblement. Il a évoqué son premier voyage en Norvège à l’âge de dix ans, lorsque son père l’y avait amené découvrir Bergen. Il a ensuite fait référence à l’écrivain norvégien Johan Bojer, qu’il avait lu dans sa jeunesse et dont un roman – Le Caméléon – lui avait laissé un souvenir inoubliable. Depuis ma lecture, au début des années 90, de son entretien avec Lhoste, où il évoque cette lecture de jeunesse, je rêvais de lui offrir, à l’écrivain qui a tant compté pour moi et ma formation littéraire, ce livre qu’il avait tant aimé. Grâce aux bouquinistes et à internet j'ai pu me procurer la version originale norvégienne ainsi que sa traduction française. L’instant où il se mit à feuilleter les deux livres devant moi, touché de retrouver les émotions de sa lecture d’enfance, demeure pour moi un moment quasi irréel et inoubliable.
Le jour de l’entretien les photographes se sont regroupés devant la porte, j’ai entendu un “Ah, il arrive…” du public, puis Le Clézio s'est montré, à l’aise devant son public norvégien.
Aux questions concernant sa motivation pour l’écriture, il répondit en relatant avec générosité son enfance pendant la guerre, quand sa grand-mère racontait des histoires pour lui et son frère, faisant naître en lui la nécessité d’inventer des personnages et des lieux pour réduire l’angoisse et la douleur causées par la présence de la guerre, et pour remédier à une certaine solitude. « C’est elle qui m’a donné l’envie d’écrire », dit-il, et c’est avec émotion que nous avons écouté l’expérience de l’enfant qui, séparé de sa grand-mère, pensait qu’il n’allait jamais la revoir et qui s’est décidé alors à écrire ses propres histoires, à bord d’un bateau en direction de l’Afrique : ce fut la genèse d’ « Oradi noir » et d’« Un long voyage », dont nous trouvons des extraits dans Le Déluge et Onitsha. Il a ensuite évoqué ses tentatives d’écriture d’un polar en anglais dans la jeunesse, et enfin le contexte de la création du Procès-verbal. Lorsque je lui ai demandé si le tournant de son écriture marqué par un intérêt croissant pour les sociétés non européennes à partir du Livre des fuites reflétait une expérience personnelle, il a répondu que ses écrits constituaient des journaux de bord où se cristallisaient ses idées et expériences. De toutes ces expériences, la rencontre avec la société Embera représente un moment essentiel de sa vie: « Cela a changé mon esprit, ma façon de percevoir les choses », dit-il, « j’ai été comme lavé de quelque chose de très douloureux. »
La motivation d’écrire Diego et Frida provenait du désir de décrire l’amour passionné entre ces deux êtres, ainsi que leur participation à la révolution mexicaine. Frida lui apparaît comme une révolutionnaire très dévouée, plus radicale que son mari.
Interrogé sur l’amour tourmenté du couple, il le définit comme un amour tragique et l’explique par leur différence de personnalité : « Diego était en quelque sorte amoureux de lui-même, Frida dévouée à lui comme s’il était une sorte de demi-dieu », dit-il. « L’amour de Frida était total, elle se donnait sans calculer, sans restrictions. Quand elle voulait quitter Diego, il essayait de la séduire à nouveau, c’était toujours la même danse ». Il établit ainsi un parallèle entre leur vie de couple et l’histoire du Mexique; « ils agissaient comme dans la danse du conquérant et du conquis, le gagnant et le perdant. » Il cite à cet égard un proverbe selon lequel dans une guerre, le perdant est le perdant, mais le gagnant est perdu : « Diego était perdu, quand Frida est décédée, il ne pouvait pas lui survivre ».
J’évoque alors les parallèles qu’il établit fréquemment entre la création artistique et la sensualité, en citant à ce propos ce passage de Diego et Frida : « leur pensée est au bout de leurs mains, dans leurs regards, Ils ne manient pas des concepts, ni des symboles, ils les vivent dans leur corps, comme une danse, un acte sexuel », et lui demande s’il considère que leur approche sensuelle de l’art constitue un fondement de la qualité de leur œuvre.
« Frida exprime elle-même, elle se donne elle-même, malgré sa maladie », répond-il, et il souligne une qualité de sa création en l’opposant à celle de son mari : « elle montrait une radiographie de son âme, et c’est pour cette raison que son art a tant d’effet sur nous ; nous rentrons dans une communication ouverte avec son esprit et son âme. Alors qu’avec Diego, il faut connaître la révolution et sa conception de l’art pour apprécier son art ».
Je commente ensuite la ressemblance entre Frida et d’autres personnages féminins de Le Clézio – telle Lalla de Désert et Laïla de Poisson d’or –, leur lutte commune pour la survie, si intimement liée à une manière passionnée de vivre l’art. A la question : l’art peut-il contribuer à améliorer les conditions des femmes, à leur émancipation ?, il répond : « Je pense le contraire, que l’art s’améliore avec la présence des femmes. L’art peut seulement bénéficier de la participation des personnes ayant une volonté forte de combattre le destin, elles ont quelque chose à donner et à dire, et il faut les écouter. » Il insiste sur la nécessité d’un équilibre entre le féminin et le masculin et se réfère à une figure de la société aztèque, le dieu du féminin et du masculin, destinée à réaliser la création. « On disait de la société tehuana qu’elle était le paradis sur terre, » dit-il, « le seul endroit où l’homme et la femme étaient égaux. Pour promouvoir cette idée, Frida s’habillait comme une femme tehuana ».
« Cette petite femme arrivait à donner à cet homme la vraie signification de l’amour », dit-il à propos de Frida, et il nous invite à voir en elle le symbole de la force féminine cachée et invincible: « Quand vous rencontrez une femme âgée ou estropiée, il faut penser à la volonté de cette femme ... ceci est une de mes contributions ».
Après l’entretien, les questions diverses du public se sont succédé : sur l’Ile Maurice, sur les langues menacées de disparition, sur les genres romanesque et biographique, sur la documentation pour écrire Diego et Frida.
Le Clézio a expliqué comment il avait réuni des informations, non seulement par des lectures mais aussi en parlant avec des gens qui connaissaient le couple, tel le jardinier, qui avait évoqué leur style de vie, les plantes qu’aimait Frida, sa façon de parler aux animaux. À la question sur ce qui différencie son livre des autres livres existant déjà sur ce couple d’artistes, il dit qu’il reflète son être mexicain : « Je voulais écrire mon amour pour le Mexique. »
En parlant de sa relation à l’Ile Maurice, il explique qu’il s’est senti concerné par l’histoire sombre du colonialisme. « Ma famille en était consciente », dit-il. « Je crois que mon père voulait rembourser une dette, pour ce qui s’est passé à l’île Maurice, en se rendant en Afrique comme médecin ». La francophonie constitue selon lui un remède contre cet héritage sombre.
Vers la fin de l’entretien, il revient aux histoires racontées par sa grand-mère, soulignant les leçons qu’il en a tirées : c’est elle qui lui a appris à raconter le tragique de la vie avec humour, que l’écriture nous donne la volonté de continuer et la confiance en la vie.
Il s’adresse ensuite d’une façon chaleureuse au public pour nous remercier de ce moment de partage, ce moment de présence : « La présence, ce sont les moments intemporels dans la vie », dit-il, se référant à Wittgenstein, pour conclure : « nous avons passé un moment intemporel. »
Dans le prolongement de cet entretien, j’ai pu constater que son œuvre pouvait favoriser une rencontre interculturelle des femmes, ceci en discutant avec des lectrices norvégiennes de Diego et Frida, notamment dans le cadre des cercles de lectures auxquels j'ai été invitée. La mise en récit de la condition de la femme dans l'œuvre leclézienne reflète une composante fondamentale de toute lecture de qualité, à savoir le va-et-vient entre identification (par la proximité de l'expérience) et altérité (permettant une perspective plus large), ce mouvement d’alternance qui favorise une prise de conscience et une ouverture sur le monde: car Frida a certes des qualités extraordinaires, voire exotiques, pour des lectrices européennes, mais on se reconnaît dans sa soif d'indépendance, d'amour et d'épanouissement artistique. La structure binaire de certains récits lecléziens contribue, me semble-t-il, à valoriser pour le lecteur une rencontre interculturelle. Un exemple récent qui me paraît particulièrement significatif à cet égard est la nouvelle « L.E.L., derniers jours» ; l’histoire dramatique de la poétesse anglaise Letitia Elizabeth Landon qui, en compagnie de son mari George MacLean, gouverneur de la colonie britannique, quitte l’Angleterre pour aller vivre au Ghana, dans l’espoir d’échapper à un sentiment d’étouffement dans son milieu londonien, pour découvrir à son arrivée que son mari a eu une maîtresse noire avec qui il a eu un enfant qu’elle décide d’aller rechercher; cette histoire émouvante, où se mêlent mythes et réalisme historique, raconte avec beaucoup de nuances psychologiques la rencontre d’une jeune femme européenne, d’esprit ouvert et aventurier, avec l’histoire et la culture africaine.
De cette rencontre riche en émotions, je retiens surtout l’enthousiasme souriant de Le Clézio lorsqu’il a évoqué l’influence de sa grand-mère, son intense concentration lorsqu’il a feuilleté le livre de Bojer, ainsi que son regard rêveur à l’évocation de son voyage en Norvège enfant ou devant la paix du fjord d’Oslo. C'est avec une double émotion que je pense aujourd’hui à cette rencontre, sachant qu'un an après cette journée ensoleillée et calme, la paix fut rompue dans la ville d’Oslo par un acte de haine et d'intolérance d’une violence inouïe. Même si la paix s’est réinstallée sur le paysage d’Oslo depuis, je ne cesse de revenir à la pensée qu'en tant que formateur et chercheur en littérature nous pouvons agir pour combattre l’intolérance et le narcissisme destructeur, en amenant les gens vers la littérature d'une manière qui stimule la part la plus noble de l'être humain, à savoir l’empathie, la possibilité de coprésence inclusive et participante. L'œuvre leclézienne y contribue avec nuances et richesse, et nous, lecteurs, enseignants et chercheurs explorant son œuvre, avons le privilège de mettre en lumière ses multiples voies.
Texte initalement publié dans Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio 6, 2013