« ... ce qui culmine sur la joie et peut-être même sur une manière d'extase incompréhensible, c'est le REGARD. Non pas le regard du contemplateur, qui n'est qu'un miroir. Mais le regard actif, qui va vers l'autre, qui va vers la matière, et s’y unit. Le regard de tous les sens, aigu, énigmatique, qui ne conquiert pas pour ramener dans la prison des mots et des systèmes, mais qui dirige l’être vers les régions extérieures qui sont déjà en lui, et le recompose, le recrée dans la joie du mystère devenu demeure.» J.M.G. Le Clézio, L'Extase matérielle

tirsdag 14. april 2020

Le cinéma: « Viser le point sensible sans que l’esprit de veille ait eu le temps de parer le coup » – Ballaciner de J.M.G. Le Clézio

Depuis les indications scéniques du Procès-verbal, les allusions au septième art sont nombreuses dans l’œuvre de Le Clézio. Une focalisation se servant de «gros plans», de « travellings », de « zooms » relie l’écriture du Procès-verbal à celle de Désert et Onitsha.Le cinéma, qui avait donné à l’écrivain «le goût du réel», l’obligeant « en quelque sorte à composer un tableau mécaniste et phénoménologue de l’homme plutôt que métaphysique » , lui sert aussi de métaphore d’une vision du monde. Dans Hasard, il nous présente un cinéaste qui perçoit le monde comme une mise en scène. « C’est si beau », s’exclame la protagoniste du roman, éblouie par le luxe d'un grand restaurant, « on dirait un décor de cinéma ! – Mais, c’est du cinéma justement. »

La magie du cinéma, terme utilisé par l’écrivain dans une préface aux Années Cannes, publié à l’occasion du quarantième anniversaire du festival, provient de sa capacité de nous rendre notre enfance, cette première impression du monde : possibilité de s’évader, « machine à rêves, me permettant de m’approprier cette autre réalité, plus vivante (...) » . Son efficacité réside dans son immédiateté, sa capacité à « viser le point sensible sans que l’esprit de veille ait eu le temps de parer le coup »

Vingt ans après cette publication, Le Clézio nous propose, dans Ballaciner – le néologisme du titre provenant de l’amalgame des mots « balader » et « cinéma » – « une balade de visage en visage, de film en film », dans le but de retracer les moments forts liés à la première rencontre avec un monde nouveau. Ce parcours se présente comme les étapes d’initiation à un art dont les facettes se dévoilent au fur et à mesure de sa découverte de nouveaux films.

L’enfance sera alors placée sous le signe du rire, du gag, en particulier ceux d’un Harold Lloyd, accroché aux aiguilles de la pendule de la façade d’un grand magasin, ou effectuant une poursuite à travers San Fransico sur le toit d’un tramway. Des scènes vues et revues qui inscrivent son enfance dans un contexte culturel commun. C’est aussi le récit personnel d’une découverte qui se réalise dans l’appartement de sa grand-mère, grâce à un projecteur à manivelle et un drap blanc accroché au mur.

Ses analyses d’œuvres cinématographiques nous permettent de découvrir les raisons de sa fascination, mais aussi d’inscrire les scènes de ses romans dans un contexte fait de références intertextuelles au sens large du terme.

 Quant il évoque sa découverte des Contes de la lune vague après la pluie, il explique sa fascination non seulement à la lumière des qualités techniques du cinéaste japonais, mais aussi à travers les réminiscences que l’œuvre de Mizoguchi ont créées dans son esprit : « Dans cette vallée abandonnée (...) je peux reconnaître la vallée où j’ai vécu pendant la guerre. Le même froid, la même gêne, la même faim, et surtout cette rumeur d’une guerre invisible et proche à la fois » (p. 71). Sa lecture des scènes du film japonais suscite alors en nous, lecteurs de ses romans, d’autres réminiscences : les paysages de guerre évoqués dans Étoile errante.

La possibilité de dépaysement, d’évasion, semble, pour l’écrivain, conduire à la découverte de soi. «Alors j’oubliais que ces êtres humains étaient japonais », dit-il, « qu’ils parlaient un autre langage, qu’ils vivaient selon d’autres modes. J’étais dans leur monde, ils faisaient partie de moi-même comme je faisais partie d’eux. »

L’évocation de son initiation au septième art rejoint ainsi l’autobiographie, lorsque le cinéma italien se présente, pour le jeune Le Clézio, comme une façon de se dire, de se situer dans le monde, formuler une révolte. « Nous sortions dans la rue après la projection, le cœur battant, » dit-il, en évoquant sa découverte du cinéma italien (De Sica, Lattuada, Visconti, Bolognini, Fellini, Antonioni), « avec l’impression qu’un combat se poursuivait, et que nous devions y prendre part. » (p. 83) Sa fascination pour le cinéma italien réside aussi dans un processus d’identification. Accattone de Pasolini, déclenche en lui un sentiment de familiarité avec la ville mise en scène : « cette Rome de 1960 était ma ville », dit-il, « celle où j’ai grandi, celle où je vivais » (p. 86).

D’autres regards sur le monde s’ajoutent alors : celui d’un Bergman qui « rêve sur les paysages marins (...) dans une impression de début du monde mêlée de mélancolie. » (p. 111) Celui du cinéaste iranien Mohsen Makhmalbaf dans le film Le Cycliste est présenté comme le symbole de la renaissance du cinéma engagé. La victoire finale du cycliste Nassim, défiant un pari, était  «celle de tous les déshérités » (p. 136). « Le cinéma demain sera-t-il coréen ?» s’interroge-t-il, en nous présentant, à la fin du parcours, les entretiens avec deux cinéastes représentants du « jeune cinéma coréen » : Park Chan-wook et Lee Chang-dong.

Au terme de cette balade, l’écrivain revient sur sa jeunesse en évoquant les lieux de sa découverte : le ciné-club Jean Vigo à Nice ; l’ambiance des séances, les discussions, la formation au langage cinématographique. « Il faudrait », dit-il, « retrouver la longueur du temps de notre adolescence, aller au cinéma l’après-midi (...) quand le soleil est fort et que l’ombre des cinés est chargée d’odeurs et de langueur. (...) Rêver, tomber de nuage en nuage, au gré des images. » (p. 164)

Dans Ballaciner, souvenirs personnels et analyses de films essentiels dans l’histoire du cinéma se mêlent, offrant ainsi au lecteur cinéphile des moments de réminiscences, échos peut-être de ses propres découvertes. Ce livre permet aussi de retracer des moments essentiels de la formation artistique de l’écrivain ; il constitue ainsi un outil précieux pour mieux comprendre la genèse de l’oeuvre leclézienne.